Luca Guadagnino, le cinéma de bas en haut
Avec « Call Me by Your Name », l’art polymorphe du réalisateur italien atteint une forme d’apogée.
LE MONDE | 28.02.2018 à 06h35 • Mis à jour le 28.02.2018 à 08h36 | Par Aureliano Tonet

Timothée Chalamet et Armie Hammer dans « Call Me by Your Name », de Luca Guadagnino.
Lorsqu’ils visaient le ciel, les artistes de la Renaissance disaient qu’ils peignaient de bas en haut, di sotto in su. Les cinéastes ont opté pour le terme, plus aquatique et dialectique, de contre-plongée. Appelez ça comme bon vous semble, le fait est que Call Me by Your Name, le film de Luca Guadagnino, regorge de ce procédé. C’est d’ailleurs tout ce qu’il donne à voir : Elio, aspirant pianiste, et Oliver, aspirant archéologue, se mirent et s’admirent, jusqu’au vertige. Verticalité de leur été : regardez-les arpentant tel sentier escarpé ; retrouvez-les repêchant quelque ruine au fond d’un lac ; surprenez-les, au fil de la même eau, escaladant tous les puits de science et d’indécence qui s’offrent à eux…
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Les prises de vues ne pouvaient être qu’à l’image de leurs amours, ascendantes. « Avec mon chef opérateur thaïlandais, Sayombhu Mukdeeprom, nous avons pensé aux films de John Ford, à leurs perspectives “d’en bas”. L’amour, le désir, l’admiration sont des émotions qui vous arrachent à la terre, qui vous élèvent. » Ainsi parle Luca Guadagnino : l’homme a beau être polyglotte, le cinéma reste sa première langue, celle dont toutes les autres découlent.
Demandez-lui pourquoi le film a été tourné dans ses pénates lombardes, près de Crema : ses réponses mentionneront Renoir, Rivette ou Pialat avant d’aborder des considérations plus logistiques. « Je voulais retrouver l’atmosphère de Partie de campagne, Hurlevent ou A nos amours, énumère-t-il, d’une voix enamourée. Le roman d’André Aciman se passait sur la riviera ligure. Avec le coscénariste, James Ivory, nous l’avons transposé à Crema. Cela a rendu le tournage plus familial et familier. La vastité de l’océan est absente, mais mille cours d’eau parcourent le paysage. »
Bertolucci, son « maître »
Guadagnino n’a pas toujours vécu au nord de la Botte. Il s’y est hissé, au gré d’un parcours aussi cosmopolite que son cinquième long-métrage de fiction : Call Me by Your Name bat pavillon italien, brésilien, français et américain. A 46 ans, le réalisateur mène une carrière parallèle de documentariste. Là, l’amplitude de son cosmos se devine plus limpidement encore : ses documentaires traitent pêle-mêle de l’égérie androgyne Tilda Swinton, de la guerre civile algérienne, du crooner retors Arto Lindsay, de l’impensé fasciste en Ethiopie ou de son « maître », Bernardo Bertolucci.

Le réalisateur Luca Guadagnino à Beverly Hills (Californie), le 5 février 2018.
« Comme les rivières, certaines formes ne peuvent rester les mêmes qu’en changeant. » Cité dans Call Me by Your Name, cet extrait des Fragments cosmiques d’Héraclite va comme un gant à Guadagnino. Ainsi de son approche de l’espace, à la fois coulante et morcelée : « Le seul plan d’ensemble de la villa n’arrive qu’à la toute fin du film, concède le cinéaste. Je voulais que le spectateur découvre la maison par bribes, bout à bout, à travers le regard d’Elio. » Fils d’un Sicilien et d’une Algérienne passée par le Maroc, la France et l’Ecosse, élevé entre Addis-Abeba, où il a vécu six ans, et Palerme, il a écrit une thèse, durant ses études à Rome, sur Jonathan Demme, le réalisateur de Swing Shift : étonnez-vous, après tant de méandres, qu’il chante la fluidité des identités.
GUADAGNINO NE VIT PAS QUE D’AMOURS POLYMORPHES ET D’EAU FRAÎCHE : IL CONNAÎT BIEN LA MACHINERIE HOLLYWOODIENNE
« Ce film est une utopie, s’enthousiasme Timothée Chalamet, révélé, à tout juste 22 ans, par Call Me by Your Name. Que les hommes sortent avec des femmes, des hommes ou des pêches, rien n’est jamais grave ! » Iris miroitant, sourire radieux, l’acteur franco-américain, qui joue Elio, développe : « Cela vaut aussi pour les nationalités. Elles sont moins définies et antagonistes que, mettons, dans La Grande Vadrouille. Ce fut d’ailleurs un problème lors du financement : plusieurs producteurs regrettaient qu’il n’y ait pas de bad guy, de conflits. Certains exigeaient que la mère s’oppose à la relation d’Elio et Oliver ! Luca a tenu bon. »Lire le portrait dans « M » : Timothée Chalamet, la douceur de vivre
Car Guadagnino ne vit pas que d’amours polymorphes et d’eau fraîche : il connaît bien la machinerie hollywoodienne. Ses deux précédentes fictions, Amore (2009) et A Bigger Splash (2015), où Ralph Fiennes côtoyait Dakota Johnson, lui ont permis d’en appréhender les rouages, de blocages inattendus en sauvetages in extremis. C’est par le truchement de James Ivory qu’il s’est trouvé catapulté consultant, puis coscénariste, coproducteur et, enfin, réalisateur de Call Me by Your Name, dont il a d’abord suivi la genèse de loin.

Timothée Chalamet et Armie Hammer dans « Call Me by Your Name », de Luca Guadagnino.
Il suffit de l’écouter parler de la bande originale, à laquelle il a convié le folksinger Sufjan Stevens, pour mesurer toute la ductilité qu’il a insufflée au projet : « Sufjan et moi avons travaillé par téléphone, se souvient-il. Je n’osais imaginer qu’il m’enverrait, non pas un, mais trois morceaux ! Ses chansons, toujours obliques, jamais littérales, savent transformer un chagrin en grâce, et vice versa. » Réversible, sa filmographie l’est pour le moins : commencée dans une relative obscurité – qui se souvient du film noir The Protagonist (1999) ? –, elle semble atteindre, à son midi, une forme d’apogée apollinienne. « J’ai laissé dire que Call Me by Your Name clôturait une trilogie sur le désir, mais je n’ai jamais rien prémédité d’aussi catégorique ! Disons que c’est mon dernier film sur de riches étrangers en villégiature en Italie », module celui qui planche sur un remake « fassbindérien » de Suspiria, de Dario Argento : dans le Berlin de 1977, le film creusera « la mémoire et la culpabilité d’une nation ».
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Hors-champ engagé et engageant
Face au succès de Call Me by Your Name, nommé quatre fois aux Oscars, de mauvaises langues ont critiqué son apolitisme. C’est refuser de voir combien, d’agapes agitées en reliques mussoliniennes, les amours d’Elio et d’Oliver sont cernées par un hors-champ éminemment engagé, et engageant. Le 4 mars, la cérémonie des Oscars coïncidera avec les élections italiennes. Sur ce sujet comme sur le reste, Guadagnino est intarissable, pour qui « le reaganisme est responsable du désert culturel occidental ». « Le cynisme ronge le projet européen. Heureusement, nuance-t-il, le continent est plein de jeunes Elio, prêts à lui redonner de l’allant. »
Dans le même élan, il embraye sur les suites qu’il rêve de donner à Call Me by Your Name : « Je verrais bien Elio devenir père… Le prochain épisode s’ouvrira sur sa nuque, dans un ciné parisien, en train de regarder Corps à cœur, de Paul Vecchiali. » Satané cinéma : là est l’alpha et l’oméga de Guadagnino. Evoquez son enfance éthiopienne ; voici que Le Fleuve et Tabou s’immiscent dans la conversation, en écho à l’accident qui a décimé une famille d’amis.
SATANÉ CINÉMA : LÀ EST L’ALPHA ET L’OMÉGA DE LUCA GUADAGNINO
Invoquez la douceur du papa de Call Me by Your Name quand il découvre la bisexualité de son fils ; il vous dira combien, avec son propre père, la communication s’opère sur un mode « pudique et non verbal, comme dans les films de Straub et Huillet ». Comparez la beauté d’Armie Hammer, qui campe Oliver, à celle du jeune William Hurt, et vous obtiendrez le plus intime des aveux : « Mon premier choc érotique fut de voir Hurt, nu, dans Au-delà du réel… »
Armie Hammer dans « Call Me by Your Name », de Luca Guadagnino.
Revient alors un autre souvenir : « Dans le cadre de mes études, j’ai sollicité Bertolucci. Il m’a invité chez lui, j’étais très intimidé. Il travaillait sur Little Buddha avec son monteur, Pietro Scalia. En prenant congé, il m’a dit : “Cette table de montage est notre chambre nuptiale, et Pietro et moi sommes sur le point d’y faire l’amour.” C’est une superbe définition du cinéma. » Sous son front dénudé, les pupilles occupent toute la place. C’est un regard d’amant autant que de cinéphile ; car le cinéma a cela de commun avec l’amour qu’il vous incite à lever les yeux.