Commerce mondial : l’Europe prépare sa riposte à l’offensive protectionniste de Trump
Bruxelles prépare une liste « punitive » de produits américains pouvant être lourdement taxés à l’entrée dans l’Union européenne.
LE MONDE | 03.03.2018 à 06h34 • Mis à jour le 03.03.2018 à 10h59 | Par Cécile Ducourtieux (Bruxelles, bureau européen)

Le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, le 23 février, à Bruxelles. JOHN THYS / AFP
La Commission européenne s’interdit l’usage intempestif des tweets, contrairement au président des Etats-Unis, qui considérait encore, vendredi 2 mars, sur son réseau social préféré que « les guerres commerciales sont bonnes et faciles à gagner ».
Mais au lendemain des brutales menaces de Donald Trump, jeudi 1er mars, d’introduire « dès la semaine prochaine » des taxes douanières de 25 % sur les importations américaines d’acier et de 10 % sur celles d’aluminium, l’institution communautaire a réservé une réponse musclée au chef de la Maison Blanche. Elle est prête à aller tout droit au bras de fer.
Première salve de mesures ouvertement envisagées : des mesures de rétorsion, permises par l’Organisation mondiale du commerce (OMC) quand des pays ne parviennent pas à s’entendre à la suite d’un différend. Les services de la Commission planchent sur le sujet depuis le printemps 2017, après que Washington a commencé à invoquer une possible atteinte à sa « sécurité nationale » pour ériger tous azimuts des barrières douanières avec le reste du monde.
Les fonctionnaires européens ont dressé une liste de produits, en grande partie sans rapport avec l’acier et l’aluminium – ils sont notamment agricoles –, susceptibles de se voir imposer de lourdes taxes à l’entrée dans l’Union européenne (UE). Elle n’a pas encore été définitivement arrêtée et doit être validée mercredi 7 mars par le collège des commissaires. Elle concernerait un volume d’exportations américaines vers l’Europe de 3,5 milliards de dollars (2,8 milliards d’euros), précise une source européenne.
« Frapper là où ça fait mal »
Selon les règles de l’OMC, l’Etat (ou le groupe d’Etats) lésé peut prendre des mesures punitives sur des volumes au maximum équivalents à ceux des exportations pénalisées. L’UE exporte environ pour 5 milliards d’euros d’acier et 1 milliard d’euros d’aluminium aux Etats-Unis : elle pourrait donc avoir la main encore plus lourde…
Jean-Claude Juncker, le président de la Commission, a été plus précis, vendredi soir, devant des journalistes allemands, assurant que son institution préparait des mesures de rétorsion contre les jeans Levi’s, les motos Harley-Davidson et la marque de whisky Bourbon. « L’idée est de frapper là où ça fait mal », précise un diplomate, notamment des produits sensibles ou emblématiques.
Car plus que les montants, ce sont les cibles qui comptent : quand les Etats-Unis avaient menacé de mettre en place ce type de punition contre l’UE dans les années 2000 parce qu’elle refusait leur bœuf aux hormones, il avait suffi qu’ils visent le roquefort pour que Bruxelles recule, en 2009 – sans toutefois accepter les hormones, mais en ouvrant davantage son marché du bœuf.
Néanmoins, la liste « punitive » a pour l’instant surtout valeur de signal : les Européens espèrent que le seul fait d’agiter cette menace incitera peut-être Washington à modérer ses intentions. Car elle pourrait ne pas être opérationnelle immédiatement. L’UE met un point d’honneur à respecter les règles de l’OMC et les instances multilatérales – que Donald Trump ne cesse de vouloir affaiblir. Elle devra donc en passer par une demande officielle à l’Organisation, ce qui peut prendre des semaines.
Prudence bruxelloise
Bruxelles se tient également prête à des mesures de « sauvegarde », afin de prévenir la première conséquence probable d’une taxe américaine sur l’acier et l’aluminium vis-à-vis du reste du monde. Celle-ci risque en effet d’entraîner un vaste détournement des flux destinés aux Etats-Unis, qui pourraient aller chercher d’autres débouchés, notamment dans l’UE.
Les Européens disposent dans leur droit d’un règlement datant de 1994 (« règles communes pour les importations ») prévoyant la possibilité d’imposer des mesures immédiates et provisoires, sous forme de droits de douane supplémentaires, si un Etat membre est brutalement submergé par des importations et ses producteurs menacés de « sérieux dommages ».
Mais l’UE semble vouloir faire un usage très prudent de cet instrument. Et pour cause : si elle active ces sauvegardes, elle érige des barrières non seulement vis-à-vis des Etats-Unis mais aussi du reste du monde. Effet domino garanti : tous ses partenaires commerciaux hors Etats-Unis risquent de faire de même (Turquie, Chine, etc.).
Bruxelles avait activé un tel mécanisme en 2002, pour se protéger (déjà) de mesures protectionnistes sur l’acier prises par le président américain George W. Bush. A l’époque, la République tchèque et la Pologne, pas encore membres de l’UE, avaient, en réponse, augmenté leurs taxes aux frontières pour préserver leurs aciéries et leurs emplois.
Pour autant, la Commission serait prête à prendre des risques : l’industrie européenne de l’acier est fragile, elle a beaucoup souffert ces dernières années des surcapacités chinoises. Elles ont été contenues à coups de mesures antidumping vigoureuses (une trentaine d’enquêtes lancées sur l’acier en cinq ans ont entraîné une réduction de 99 % des produits ciblés venant de Chine). La production européenne reprend tout juste des couleurs, avec une hausse de 4 % au-delà de la consommation domestique. Mais les surproductions chinoises demeurent un problème.
Les Etats membres serrent les rangs
Afin de maintenir la pression sur Washington, l’UE pourrait enfin envisager de contester auprès de l’OMC l’argument de « sécurité nationale » invoqué par les Américains, pour faire condamner les Etats-Unis. Mais cette démarche s’inscrit à plus long terme encore, et elle pourrait être menée en concertation avec d’autres pays tiers.
L’UE voulait faire passer deux autres messages ces dernières heures aux autorités américaines, à l’aube d’une possible crise majeure. En premier lieu, que les Etats-Unis risquent de se retrouver très isolés face au reste de leurs partenaires commerciaux. Ensuite qu’elle n’est pas « naïve », pour reprendre les termes de M. Juncker.
Longtemps très divisés sur les questions commerciales, les Etats membres serrent enfin les rangs. Face à la montée des périls et du protectionnisme américain, ils sont ainsi parvenus, en 2017, à adopter un renforcement de leur arsenal antidumping alors que, jusqu’à présent, les pays à tradition plus libérale (Suède, Finlande, Pays-Bas, etc.) ne voulaient pas en entendre parler.