Elise Lucet, femme de contre-pouvoir
Depuis 2012, l’ex-présentatrice du « 13 heures » s’est reconvertie, avec le magazine « Cash Investigation » sur France 2, dans la livraison à domicile de questions qui fâchent.
Depuis 2012, l’ex-présentatrice du « 13 heures » s’est reconvertie, avec le magazine « Cash Investigation » sur France 2, dans la livraison à domicile de questions qui fâchent.
M le magazine du Monde | 09.03.2018 à 06h37 • Mis à jour le 10.03.2018 à 10h30 | Par Pierre Jaxel-Truer

Elise Lucet dans les locaux parisiens de l’agence Premières Lignes, qui produit « Cash Investigation », le 6 février.
Lorsqu’elle était lycéenne dans sa Normandie natale, Elise Lucet a fait une « bonne grosse crise d’ado ». Elle s’affublait parfois pour aller en cours – quand elle y allait – du costume de mariage de son père. Ou d’un grand imperméable sombre. Elle s’enveloppait aussi dans un foulard léopard dans les tons gris, sur lequel tombaient ses longs cheveux qu’elle n’avait pas encore coupés à la garçonne. Elle arborait enfin un gant noir – oui un seul – en laissant son autre main blanche et nue.
C’était sa façon bien à elle de mettre sur la table ses tripes rebelles de gothique à la mode de Caen. A cette époque, ses copains à crête lui avaient même trouvé un surnom démoniaque, qui lui allait comme son gant : « Lucéfer ». Alors forcément, quand elle s’est retrouvée, fin novembre 2017, représentée en icône radieuse et qualifiée de « sacrée journaliste », en « une » des Inrockuptibles, comme si elle était devenue la sainte patronne de toute la profession, elle s’est gondolée de bon cœur.
« Une sainte… C’est tellement pas moi ! Bon, je comprends leur truc, Les Inrocks, le côté décalé, tout ça. Mais on s’est bien marré », s’esclaffe-t-elle toujours en ce début d’année dans son petit bureau de France Télévisions, où elle fume en douce à la fenêtre, avant de se décaper les bronches à coups de pastilles Fisherman’s Friend.
Les Inrockuptibles, pourtant, avec cette image pieuse, ont bien synthétisé un fort curieux phénomène, qui a commencé plutôt discrètement en 2012, avec le lancement de « Cash Investigation », et qui ne cesse depuis de s’amplifier, plus du tout discrètement, jusqu’à être devenu une évidence.
Atypique cote d’amour
A 54 ans, après une trentaine d’années sur les écrans, et après avoir longtemps traîné une image un peu plan-plan, sa fatalité de présentatrice « next-door » du « 19/20 » de France 3 et du « 13 heures » de France 2, Elise Lucet est devenue sur le tard une sorte d’icône unique en son genre en terrorisant les patrons et autres dircoms des grandes entreprises au cours d’enquêtes et d’interviews corrosives.
A l’heure où la profession est conspuée, sainte Elise semble comme par miracle échapper à cette sanction. « Elle représente sans aucun doute le service public, elle en est devenue un marqueur », va jusqu’à dire la directrice de France 5, Nathalie Darrigrand. Précisons toutefois une des raisons de tant d’enthousiasme : c’est l’une de ses meilleures amies.
« UNE ÉMISSION TÉLÉ QUI ENTRAÎNE UN DÉBRAYAGE, CE N’EST QUAND MÊME PAS BANAL, NON ? » EMMANUEL GAGNIER, RÉDACTEUR EN CHEF DE « CASH INVESTIGATION »
Nicolas Jacobs est bien placé pour mesurer ce que cette cote d’amour a d’atypique. Alors que son boulot de médiateur de France Télévisions, comme dans tous les médias, consiste en général à recevoir un déluge de lettres et de mails acrimonieux sur à peu près tous les sujets et à peu près tout le monde, Elise Lucet fait figure d’exception. « Il n’y a presque que des courriers positifs. Bien sûr, il y a des gens qui la détestent, qui lui reprochent de se prendre pour une justicière. Mais pas tant que ça. On reçoit beaucoup de lettres d’encouragement, qui disent : merci, merci, merci ! C’est très inhabituel. En général, les gens suffisamment motivés pour écrire sont les plus mécontents. »Dans une enquête de l’institut BVA, publiée fin octobre 2017, Elise Lucet s’est aussi vu décerner le titre d’« animatrice préférée » des Français, devant Nagui, Michel Cymes et leurs belles rangées de dents bien blanches. C’est le genre d’honneur que les stars de la télé font mine de dédaigner, comme les politiques font semblant de ne pas regarder le baromètre de leur popularité dans Paris Match, tout en guettant le moindre soubresaut. Dans un autre sondage d’Opinion-Way paru en décembre 2017, elle n’est toutefois que troisième.
Petite curiosité supplémentaire, cette vedette grand public a aussi des fans très underground. Lors d’une manifestation à Nantes, des black blocs, visages dissimulés et tout de noir vêtus, ont déployé une banderole à son effigie, accompagnée d’un slogan qui a eu son moment de gloire sur les réseaux sociaux : « Elise Lucet m’a radicalisé ». Elle a épinglé la photo dans son petit bocal vitré, planté au milieu de la rédaction d’« Envoyé spécial ». Peut-être ces jeunes gens lui rappellent-ils, dans un genre différent, ses copains à crête d’antan.
Engouement
Pourquoi un tel engouement ? La réponse à cette interrogation se situe dans le 11e arrondissement de Paris, au sein des locaux de l’agence Premières Lignes. Elise Lucet s’y rend depuis le siège de France Télévisions, dans le 15e, aux confins opposés de la capitale, à dos de moto-taxi.
C’est là, dans cette société de production indépendante, petite ruche à idées qui ressemble à la cafèt d’une fac, en plus studieux, que se situe la fabrique de « Cash Investigation ». Une quinzaine de journalistes y confectionnent, numéro après numéro, toutes les enquêtes. Les bouchons de champagne y sautent lorsque les audiences sont bonnes.
La timbale a été décrochée en octobre 2017, avec la diffusion de l’épisode sur les conditions de travail chez Lidl et chez Free : 4,5 millions de téléspectateurs en direct, plus 1,5 million de vues sur Internet, selon les décomptes fournis par le service de presse de France 2. Un gros carton, pour un sujet aride. Et un joli record, signe de la bonne santé de l’émission, après six années d’existence.
Petit trophée symbolique supplémentaire, la diffusion de ce numéro a déclenché un mouvement de grève dans un entrepôt de Lidl des Bouches-du-Rhône. « Une émission télé qui entraîne un débrayage, ce n’est quand même pas banal, non ? », jubile l’un des rédacteurs en chef, Emmanuel Gagnier.
Cette équipe à part n’a pas toujours une réputation de très grande modestie. « Elise Lucet, c’est Zidane dans l’équipe de France de 1998 », nous a ainsi répondu par SMS Paul Moreira, l’un des piliers de la maison, histoire d’entretenir le mythe. La prochaine émission, le 13 mars, nous emmènera dans « le monde opaque du business de l’eau ».
De grosses enquêtes et un soupçon de buzz
La tambouille des premiers numéros de « Cash Investigation » est devenue une recette bien éprouvée. Elle repose sur des enquêtes fouillées, un an de boulot par numéro, et quelques morceaux de bravoure de l’icône, qui se dégustent comme un feuilleton un poil agaçant mais si bon : Elise Lucet poursuit Rachida Dati dans les couloirs du Parlement européen (une enquête sur les conflits d’intérêts en 2015) ; Elise Lucet traque Emmanuel Faber, le patron de Danone (une enquête sur les pratiques du groupe en Indonésie en 2015) ; Elise Lucet apostrophe le pape sur la place Saint-Pierre de Rome (une enquête sur la pédophilie dans l’Eglise en 2017) ; Elise Lucet met au supplice un responsable de Lidl (l’enquête sur les conditions de travail en 2017) ; Elise Lucet se fait siffler lors de l’assemblée générale de Carrefour (une enquête sur la culture du coton en 2017)…
Ces précieuses scènes, qui assurent un buzz d’enfer à l’émission, sont le fruit d’un patient travail. « On surveille les agendas, on fait des repérages, on peut planquer pendant des heures, dans le froid, sans aucun succès », raconte Laurent Richard, l’un des créateurs de l’émission, avec Elise Lucet, Jean-Pierre Canet et Luc Hermann. Et les entretiens, lorsque l’équipe finit par en obtenir, sont préparés avec minutie, des journalistes jouant les sparring-partners. Un traitement de candidat à la présidentielle à la veille du grand débat d’entre-deux-tours.
« La grande force d’Elise, c’est qu’elle travaille plus que les gens qu’elle interviewe », explique Laurent Richard. Petit détail méconnu, elle bénéficie aussi parfois d’un cerveau technologiquement augmenté. « Elle a une oreillette, comme le présentateur d’un JT, et les personnes qui ont travaillé sur le sujet lui font du fact-checking en direct, pour repérer les failles dans le discours de son interlocuteur », raconte le journaliste.
« La fille qui court après les patrons »
Grand succès public, l’émission charrie néanmoins son lot de contempteurs (ce qui n’est pas mauvais pour sa notoriété). Ses victimes, bien sûr, mais aussi pas mal de confrères, avec des arguments souvent plus audibles que ceux de Pierre Ménès, devenu la risée du Web pour avoir dit sur le plateau de Cyril Hanouna qu’il avait « parfois un peu honte de faire le même métier qu’elle ».
En ligne de mire, le poids de la mise en scène, le ton parfois inutilement ironique, les enquêtes toujours à charge… « Je n’aime pas ce qu’elle fait. Son succès repose sur un principe trop facile. En tapant systématiquement sur les élites, les patrons et les politiques, elle colle à son époque. C’est forcément populaire », observe en restant bien caché derrière son orange pressée l’un des grands communicants de la place parisienne, aussi bien introduit dans certaines entreprises du CAC 40 que dans les cénacles de pouvoir.
« Elle a un côté un peu candide, scolaire, avec cette façon primaire de considérer que l’entreprise c’est le diable », confie également, sous le manteau, une vieille star de France 2. Emmanuel Gagnier, le rédacteur en chef, soupire face aux critiques : « Il y a des modes. En ce moment, c’est de nous présenter comme des gauchistes. Pendant longtemps, on nous a dit qu’on était populistes et qu’on allait faire monter le FN. »
L’équipe a toutefois vite senti que le risque de l’autocaricature guettait. « Il ne fallait pas qu’Elise devienne la fille qui court après les patrons. Elle le fait moins souvent, d’ailleurs : je crois que beaucoup d’entreprises ont fini par comprendre qu’il vaut mieux nous répondre plutôt que l’on diffuse des images de fuite, qui sont terribles. Souvent, maintenant, on nous envoie les numéros deux, pour épargner le patron », poursuit Emmanuel Gagnier.

Elise Lucet dans son bureau de l’agence Premières Lignes, dans le 11e arrondissement de Paris, le 6 février. JULIEN SOULIER POUR M LE MAGAZINE DU MONDE
« Aucun ami politique »
Face aux critiques, Elise Lucet soutient mordicus le modèle de l’émission. « Oui, il y a trois séquences par émission qui font le buzz et, oui, on sait ce qu’on fait avec ces séquences. Mais il y a beaucoup de boulot derrière. Des journalistes qui déploient une énergie folle. On ne peut pas nous réduire à ça. Il y a aussi plein de scènes qu’on n’a pas diffusées, en se disant que c’était trop », raconte-t-elle, en faisant de grands moulinets dans son teddy.
Le médiatique urgentiste Patrick Pelloux, ancien chroniqueur de Charlie Hebdo, témoigne de cette capacité à savoir laisser croupir des images dans les tiroirs. Le 8 janvier 2015, l’équipe de « Cash Investigation », rue Nicolas-Appert, s’est retrouvée télescopée par l’Histoire. L’hebdomadaire satirique était leur voisin de palier, et les journalistes de l’émission se sont retrouvés aux premières loges de la tuerie.
« Ils ont bien sûr fait leur job et filmé beaucoup de choses le 8 janvier. C’est normal. Mais rien n’est sorti. Ils ont fait preuve d’un grand sens de la déontologie. C’est ce que j’apprécie chez Elise (qui n’était pas là le matin de l’attentat) : la manière dont elle dirige ses équipes et réussit à diffuser ses valeurs aux autres », la félicite Patrick Pelloux, qui doit son salut à son retard à la conférence de rédaction de Charlie Hebdo.
Cet épisode a scellé une amitié. Au fil de sa carrière, la présentatrice, réputée peu mondaine et fière d’affirmer qu’elle n’a « aucun ami politique », a ainsi glané, tout de même, quelques camaraderies dans le rayonnage des célébrités. La chanteuse Olivia Ruiz, rencontrée lors d’un « 13 heures », la décrit à rebours de son image publique : « On a de vraies discussions de filles, vous voyez, on parle de fringues, du temps qui passe… » « Elle a de l’humour et un côté doux qui ne transparaît pas à l’écran », raconte quant à lui l’astronaute Thomas Pesquet, ami plus récent.
Pionnière de l’investigation à la télévision
Sa longue carrière, c’est à Caen que la jeune Elise Lucet l’a commencée au volant d’une Renault Supercinq, avec un Nagra sur le siège passager. Cette fille de profs (un père « poète et plein d’humour », chanteur à ses heures avec l’ancien bassiste de Georges Brassens, et une mère « comme un soleil ambulant ») a grandi dans un lycée agricole du Calvados, où sa famille était logée.
Ses parents ont boudé Mai-68, « c’était trop moutonnier pour eux ». Elise, leur seconde fille, elle aussi, avait peu de goût pour la marche dans les clous : elle s’est vite montrée un peu fâchée avec les études. Elle préférait filer sur sa Mobylette pour aller jouer au flipper. Le bac en poche (ric-rac, au rattrapage) et sa fameuse « crise d’ado » pas tout à fait finie, elle arrête la fac après quelques semaines, puis file à Calgary, au Canada, pour apprendre l’anglais comme jeune fille au pair.
En rentrant au pays, elle tape à la porte de la locale de Radio France un peu par hasard, après une expérience dans une radio libre. Elle débute comme tant d’autres, par le bizutage des gens des ondes : aux bords des terrains de sport, les samedis soir de match. Mais ça ne dure pas : elle bascule vite sur le petit écran, repérée par Henri Sannier, qui officiait dans les locaux voisins de la locale de France 3.
« SON ERREUR MARKETING A ÉTÉ DE VOULOIR FAIRE DANS “ENVOYÉ SPÉCIAL” DES REPORTAGES CONÇUS COMME DES “MINI-CASH”. ÇA NE CORRESPOND PAS À CE QU’EST CETTE ÉMISSION TRÈS INSTALLÉE. » NICOLAS JACOBS, MÉDIATEUR DE FRANCE TÉLÉVISIONS
En 1986, reparti à Paris, il crée le « 19/20 », qui fait à l’époque figure de petite révolution, inspiré des plateaux américains. Il y accueille rapidement sa jeune disciple, installée dans le fauteuil de présentatrice en 1990. Le début de vingt-six années d’office, sans discontinuer, à la grand-messe des journaux télévisés. D’abord sur la 3, donc, puis au « 13 heures » de France 2 à partir de 2005. Le genre de carrière qu’on voyait bien finir peinard par la présentation du « Téléthon », avec le masque lisse des vieilles carnes trop tannées de la télé.« Les JT sont un vrai trompe-l’œil », sourit Hervé Brusini, qui raconte l’autre pan, longtemps plus discret de l’histoire. Cette aventure parallèle débute en 2000, à l’aube du XXIe siècle. « A travers Elise, on peut aussi raconter l’investigation à la télé depuis ses origines. Elle était là dès le début », pointe cette vieille figure de l’audiovisuel public, qui lui a mis le pied à l’étrier avec « Pièces à conviction », son bébé.
L’interview de Jacques Chirac au « 19/20 »
« A l’époque, on était quelques-uns à s’énerver parce qu’on voyait que tous les scoops sortaient dans la presse écrite, et notamment chez vous, dans Le Monde, avec Edwy Plenel. On avait envie d’apporter ça à la télé. Il faut comprendre d’où on venait. J’ai commencé ma carrière au moment où personne n’avait le droit de dire que Pompidou était malade, alors que tout le monde savait ! », poursuit Hervé Brusini.
« Pièces à conviction », pour son décollage, a eu droit à un joli cadeau tombé du ciel, un gros pavé qui s’est écrasé dans la mare de Jacques Chirac, alors locataire de l’Elysée. La révélation de la « cassette » de Jean-Claude Méry, financier occulte du RPR, demeure l’un des plus retentissants scoops des vingt dernières années.
Dans un tir groupé avec Le Monde, Hervé Brusini et Elise Lucet ont diffusé l’accablant document dans le nouveau magazine. Ils ont en sus obtenu l’interview de Jacques Chirac au « 19/20 », avec son fameux « abracadabrantesque », resté dans les annales des bizarreries de la communication politique.
Ce tout premier numéro de « Pièces à conviction » finissait par l’interminable liste, égrenée à l’antenne, des noms de tous les gens qui avaient refusé de répondre aux questions des journalistes. « “Cash Investigation” est la suite de cette logique. Avec l’idée d’aller au-delà d’une liste de noms, en allant chercher les gens là où ils sont, même s’ils refusent de répondre », observe Hervé Brusini.
Cette nouvelle émission n’aurait en réalité pas vu le jour sans un accident de parcours : la mutation forcée d’Elise Lucet sur France 2. Rémy Pflimlin, alors président de France Télévisions, voulait que chaque présentateur ne soit affecté qu’à une chaîne. Il lui a donc demandé de renoncer à « Pièces à conviction ». Mais elle a obtenu en échange de pouvoir cogiter sur un nouveau programme.
« Au départ, il n’y avait que huit numéros de prévu, et pas de date de lancement. Les journalistes ont pu enquêter avec beaucoup de temps, à la manière d’une série de films documentaires », raconte Nathalie Darrigrand, qui dirigeait alors les magazines de la chaîne. Ce format d’enquêtes au temps si long a donc été créé un peu « par hasard ».
Habileté « Lucéférienne »
C’est il y a seulement deux ans qu’Elise Lucet a franchi définitivement le Rubicond de l’investigation, en abandonnant le « 13 heures ». Sa direction lui a proposé, en plus de « Cash Investigation », de reprendre l’un des vieux bijoux de famille de l’audiovisuel public, « Envoyé spécial », pour lui redonner de son lustre.
Ce nouveau chapitre de sa vie professionnelle, toujours en cours, n’est pas le plus facile. Arrivée avec la volonté de bousculer cette institution déclinante et d’en finir avec les reportages sur « la folie des macarons », comme disent ses équipes avec un peu de condescendance, elle n’a pas vraiment réussi à faire décoller les audiences.
« Son erreur marketing a été de vouloir faire dans “Envoyé spécial” des reportages conçus comme des “mini-Cash”. Ça ne correspond pas forcément à ce qu’est cette émission très installée », constate le médiateur Nicolas Jacobs, résumant une opinion bien partagée dans la maison.
Un drame est aussi venu refroidir l’ambiance. Elise Lucet a été priée de se séparer de son fidèle rédacteur en chef, Jean-Pierre Canet, après la mort de deux journalistes et d’un fixeur partis en reportage en Irak sans que la direction de l’information soit prévenue. « Elle a fait sauter son fusible. Elle n’a pas été très clean », entend-on dans les couloirs de France 2. « J’étais à l’hôpital, sous anesthésie générale, quand ce reportage a été décidé », objecte-t-elle, ce qui est vrai, en parlant d’un « profond traumatisme ».
Depuis qu’elle en a repris les rênes, la vie d’« Envoyé spécial » est particulièrement mouvementée. Un épisode, en septembre 2016, a marqué la maison. Elise Lucet et Jean-Pierre Canet ont affronté Michel Field, alors directeur de l’information, qui voulait repousser aux calendes grecques la diffusion d’un reportage sur l’agence de communication Bygmalion mettant en cause Nicolas Sarkozy. Field a perdu la partie et a sauté un peu plus tard, en mai, à l’occasion d’un autre pataquès : l’éviction de l’inamovible David Pujadas du « 20 heures ».
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La présentatrice vedette, elle, a regardé les hommes tomber. A cette époque, l’idée commence à s’installer dans les couloirs que la tête de gondole de la maison devenait aussi une femme de pouvoir à l’habileté « lucéférienne » et aux crocs acérés. « Comment voulez-vous survivre aussi longtemps à la présentation des JT ou aux enquêtes, dans un milieu aussi difficile, sans savoir naviguer ? », la défend Emmanuel Gagnier. Tout le monde n’est pas aussi clément. Et certains estiment qu’elle est devenue « ingérable » en même temps qu’elle est devenue « intouchable ».
Un tweet assassin
A la fin de l’année 2017, un nouveau chapitre du feuilleton toujours haletant de la vie de la pétaudière de l’audiovisuel public a apporté de l’eau au moulin de ses détracteurs. Résumons à gros traits ce chapitre complexe, encore chaud.
Depuis plusieurs mois, France Télévisions est sommé par l’Etat actionnaire de trouver les moyens de faire 50 millions d’euros d’économies. La direction a donc demandé aux magazines du jeudi de France 2, « Envoyé spécial » et « Complément d’enquête », de tailler à la serpe dans leurs effectifs de journalistes précaires. Mais leurs rédactions ne se sont pas laissées faire. Elles ont fait rouler les tambours de la fronde sur les réseaux sociaux, coalisées derrière le hashtag #touche-pas-mon-info.
Elise Lucet, d’abord prudemment silencieuse (une partie de son équipe commençait d’ailleurs à s’en agacer), a ensuite mis tout son poids dans la balance avec un tweet assassin : « C’est l’indépendance de l’info qui est en jeu pour des raisons budgétaires… » La direction a fait machine arrière, se contentant de trois suppressions de postes. Malgré ce recul stratégique, la présidente de France Télévisions, Delphine Ernotte, n’a pu éviter un gros camouflet : une motion de défiance votée par les rédactions nationales à 84 %.
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Elise Lucet a-t-elle voté cette motion de défiance ? Elle était jusqu’à ce conflit réputée en bons termes avec la patronne et certains s’agaçaient même, parmi les chefs à plumes de la maison, qu’elle « lui passe tout ». « Mon vote est secret, je ne vous le dirai pas », répond la présentatrice, fermée comme un coffre-fort luxembourgeois où sommeille la fortune d’évadés fiscaux.
Une communication maîtrisée
Sur les joutes internes, la pasionaria de l’investigation cathodique sert un discours pesé au trébuchet, digne des communicants du CAC 40 qu’elle pourfend, avec son attachée de presse sagement assise à son côté. Elle prend soin de préciser, en salariée « responsable », qu’elle n’a pas « d’esprit de conflit ». Puis tient à rendre hommage, avec la grâce aérienne d’une patineuse qui exécute un triple lutz piqué dans un concours de figures imposées, à cette présidente qu’elle vient de contribuer à affaiblir…
« Delphine Ernotte a toujours soutenu notre travail, comme Rémy Pflimlin avant elle. Il y a des patrons qui ont la trouille, pas elle. Quand j’arrive dans son bureau avec les sujets qu’on prépare, c’est la liste des emmerdements, ce ne sont pas des fleurs, de la meringue ou du chocolat. Mais ça la fait plutôt marrer. »
Enfin, sans même que nous lui demandions – sait-on jamais, nous aurions pu entendre de vilaines rumeurs –, elle assure qu’elle « ne veu[t] pas être présidente ». « J’ai refusé le poste de directeur de l’information trois fois », complète-t-elle. Notons quand même que l’homme qui a accepté ledit poste de patron des journalistes de France 2, Yannick Letranchant, déglutit avec difficulté lorsqu’il entend sa subordonnée affirmer qu’elle a décliné cet honneur. « Je n’ai pas les mêmes informations… », susurre-t-il dans son bureau, avec l’air de celui qui avale des litres d’Alka-Seltzer pour digérer une couleuvre.

Élise Lucet à Paris, le 6 février. JULIEN SOULIER POUR M LE MAGAZINE DU MONDE
La patronne de « Cash Investigation » a pu constater en janvier qu’elle s’est fait des ennemis, en découvrant que son copieux salaire (25 000 euros mensuels, non confirmés officiellement) avait fuité dans Télé Star. Un coup de dague anonyme, bien sûr, mais efficace pour égratigner l’image de l’icône qui défend les petits contre les puissants.
Est-ce pour éviter ce genre d’attaques qu’elle soutient mordicus, croix de bois croix de fer, que ses émissions sont son seul horizon et le journalisme sa seule passion ? Peut-être. Ou peut-être est-ce sincère, après tout. Elise Lucet s’éclaire, tout à coup, lorsqu’elle parle de son métier. Elle admet un « shoot d’adrénaline », quand elle « monte au front », comme une camée qui aurait lâché la présentation des JT en direct pour quelque chose d’encore plus grisant. « Il faut parfois la retenir un peu… », note Emmanuel Gagnier.
Un ami évoque chez elle une espèce « d’urgence vitale », qu’il lie aux accidents d’une vie personnelle pas facile. Sa vie privée, c’est son tabou. Elle déteste évoquer la mort de son mari, Martin Bourgeois, victime à 43 ans d’une leucémie foudroyante en 2011, qui l’a laissée seule dans sa maison dans l’ouest parisien avec sa fille Rose, aujourd’hui âgée de 10 ans.
« Une telle perte, il y a ceux qui l’ont vécue et ceux qui l’ont pas vécue. On se reconnaît entre nous. D’un côté, ça enlève une insouciance, mais ça en recrée une autre. Vous comprenez mieux ce qui vous remplit, ce qui vous intéresse. Je n’ai pas envie de barguigner, je sais que ça peut s’arrêter demain. Les postes de direction, si je dis non, c’est parce que ça ne m’intéresse pas », consent-elle à lâcher, son regard bleu durci, convaincante, au bout d’une heure et demie d’entretien. « C’est une fille simple, qui ne joue pas un rôle, elle est ce qu’elle a l’air d’être », assure son amie Nathalie Darrigrand. En tout cas, si c’est une actrice, il faut lui reconnaître du talent.